vendredi 21 mars 2014

Antonio Casilli, les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité?

INTRODUCTION : Qu’un sociologue s’occupe de réseaux numériques paraît aujourd’hui tout à fait légitime: les enjeux de société des technologies sont manifestes. La consommation, l’éducation, la santé publique, les équilibres politiques, les marchés financiers – voilà bien des secteurs qui ont été révolutionnés par les progrès récents de l’informatique et de la communication en ligne. Cependant, ce qui à présent s’offre comme une évidence n’en était pas une à la fin des années 1990, au moment où je commençais mes recherches dans ce domaine. La France, incontestablement, s’était très tôt dotée d’un cadre théorique cohérent pour comprendre l’impact des usages numériques sur la société. Il était contenu dans le rapport sur l’«informatisation de la société» sollicité par l’administration Giscard d’Estaing. C’était avant le Minitel – et bien avant le Web. Afin d’éviter l’«explosion incontrôlée de conflits culturels» et la «perte d’autonomie nationale» que les ordinateurs auraient pu produire, les rédacteurs du rapport recommandaient d’intégrer tous les projets liés à l’informatique au «pôle étatique des télécommunications »

D’où le fait que, pendant longtemps, mon sujet a semblé être le monopole exclusif des ingénieurs et des technocrates. Il y a dix ou quinze ans, les chercheurs qui, comme moi, avaient opté pour une approche sociologique des technologies informatiques devaient faire face au scepticisme ambiant. Dans les universités, dans les laboratoires de recherche, les collègues ne cachaient pas leur perplexité. Le front crispé, la bouche entrouverte dans une expression de désapprobation incrédule, ils répétaient: «Qu’est-ce que la sociologie a à voir avec les réseaux numériques?» Bien sûr, je m’empressais d’expliquer: il y a un Internet d’information, où l’on recherche les meilleurs prix pour les billets de train, où l’on vérifie les horaires des séances au cinéma. Mais il y aussi un Internet de communication. C’est l’espace où l’on échange des mails, où l’on chatte avec ses amis, où l’on partage de la musique et des photos avec des inconnus. Et cette communication est, justement, un fait social, assisté et façonné par les ordinateurs. Mais à cette époque, le message passait mal. Numérique ne rimait pas avec sciences humaines et sociales. Jacques Chirac, avec son proverbial «pour l’ordinateur, y a qu’à cliquer sur un mulot!», n’était que l’un des innombrables hommes politiques affichant leur ignorance informatique comme une médaille de l’Académie des Lettres. Dans l’enseignement supérieur, les choses n’allaient pas mieux. Les professeurs insistaient sur le fait qu’il était plus important d’«apprendre à pénétrer la pensée de Platon, que de perdre son temps à se laisser apprivoiser par l’idéologie de Bill Gates». Dans les journaux, les intellectuels, débordants d’appréhension, s’interrogeaient sur le destin de leurs livres «Þdans un univers de dématérialisation de l’écrit», régi par «le banquier, l’industriel et l’électronicien». L’heure était au scepticisme ou à la condamnation sans appel. «Internet?, tonnait Paul Virilio à la radio, cette technologie mal maîtrisée peut être aussi dangereuse que les chemins de fer» (Et l’insigne cyber-censeur de rappeler que c’était grâce aux chemins de fer que les armées du Kaiser avaient pu envahir la
France en 1914!) Bien sûr, certaines initiatives révélaient au contraire un intérêt pour la dimension socialisante de ces nouvelles technologies: les publications scientifiques comme Réseaux ou Hermès, les groupements de recherche comme le département d’Hypermédia de l’université Paris 8, les expériences artistiques comme La Revue virtuelle voulue par Jean-Louis Boissier au Centre Pompidou ou les initiatives qui s’inscrivaient dans le débat social sur l’informatique et les libertés, à l’image de la revue Terminal. Mais malgré leur présence et les voies qu’elles ouvraient, pour moi et pour les chercheurs – encore peu nombreux – s’intéressant aux dimensions sociales des technologies de l’information, cette époque restera celle de la méfiance. C’était pour dissiper les doutes – les miens comme ceux des autres – que j’avais pris pour habitude de citer Will F.Jenkins, auteur, en 1946, d’un récit intitulé Un logique nommé Joe. L’imagination de l’écrivain avait baptisé «logique» une machine qui, à l’époque, était encore loin d’être inventée: le micro-ordinateur domestique. Un simple écran branché à un clavier où «vous tapez ce que vous voulez». Vous avez envie de regarder les émissions d’une chaîne télé, de parler avec une copine en connexion visiotéléphonique, de connaître la solution à un obscur problème de physique? Le logique vous livre tout cela dans l’intimité de votre maison. Le protagoniste de l’histoire, dont l’auteur ne fournit pas le nom, est un ouvrier. Un bon père de famille, un type carré et un tantinet macho, qui s’occupe de l’entretien des logiques. C’est lui qui découvre que, par un hasard de fabrication, l’un d’entre eux (auquel il octroie le sobriquet de «Joe») commence à répondre avec trop de zèle aux questions que ses utilisateurs lui posent. «Comment inventer une machine pour le mouvement perpétuel?» Mais aussi: «Comment tuer ma femme?» Ancêtre de Google, Joe collecte les informations en ligne et répond à tout avec impartialité. Les implications sont catastrophiques. Soudain, l’économie risque de s’effondrer sous l’impact des fraudes bancaires réalisées par des spéculateurs improvisés. La vie politique est bouleversée par les milliers de citoyens lambda qui consultent Joe pour mettre en place leur communauté idéale sans se soucier de savoir si l’utopie ne va pas tourner au cauchemar. L’Éducation nationale est anéantie quand les enfants comprennent qu’ils peuvent accéder, sans le contrôle de leurs enseignants, à des contenus qui traditionnellement étaient réservés à un public adulte. Les familles explosent quand les épouses jalouses s’inquiètent («Est-ce que mon mari m’est fidèle?») et reçoivent des éclaircissements par trop circonstanciés sur les faits et gestes de leur conjoint. Un demi-siècle avant Youtube, Skype et Wikipedia, Will F.ÞJenkins avait prédit cette société où les réseaux enregistrent et diffusent tout, de la météo aux conversations d’amour. Il avait aussi annoncé nos inquiétudes quant aux effets possibles sur les institutions, les occupations humaines, les équilibres politiques. Si ce récit s’était limité à anticiper (grâce à une part de chance assurément) une innovation technique, on aurait pu le classer parmi les curiosités littéraires et l’oublier rapidement. Mais il faisait beaucoup plus que cela. Il suggérait que la société en réseaux pouvait être lue comme un espace social où des corps interagissent pour créer des liens de coexistence. Je crois qu’en effet c’est à l’aune de ces trois facteurs qu’il faut peser les conséquences des technologies numériques. L’avènement de Joe impose tout d’abord un nouveau rapport à l’espace. Ce qui auparavant relevait du privé est désormais exposé dans l’espace public, et inversement. Moyennant une petite recherche nominative, on apprend qu’un collègue est un escroc, que le voisin de palier a des antécédents judiciaires pour violences conjugales, qu’une amie ment sur son âge. De même, les distances rétrécissent. Ce qu’on croyait éloigné se rapproche abruptement. La blonde Laurine, resurgie du passé de célibataire de notre protagoniste, débarque en ville. Après avoir tué un mari et divorcé de quatre autres, la femme fatale est décidée à reprendre possession de son ex-amant. Une brève recherche dans l’annuaire en ligne, et la voilà qui apparaît sur l’écran de celui qu’elle s’obstine à appeler «mon petit canard».
Et cet homme, qui jusque-là était décrit comme un gaillard au tempérament combatif et à la constitution solide, se trouve pris au piège de son ancienne maîtresse et des sobriquets animaliers dont elle l’affuble. Dans la conversation télématique, il est assimilé à de la volaille et révèle un autre côté de son être: il est sensible, intimidé, asservi. Il traverse des changements profonds, présente d’étranges symptômes: «Je sentais que j’allais m’évanouir. J’étais au bout du rouleau. Je me sentais comme un boxeur sonné. J’avais tous les malaises du monde. J’avais froid aux pieds.» La nouvelle donne technologique ne bouleverse pas seulement les espaces, mais le physique même des acteurs.

Bien au-delà des simples questions d’ergonomie, les communications assistées par les ordinateurs ont des retombées importantes sur la manière dont les utilisateurs vivent leur corps. Après l’espace et le corps, c’est aux rapports sociaux d’être altérés par Joe. Incontournable, l’ordinateur s’impose en modérateur et filtre les rapports humains. Au fil de l’histoire, le protagoniste arrête progressivement d’intervenir sur les relations problématiques. En revanche, il intervient sur le moyen technique. Des connaissances commencent à fouiner dans sa vie privée par voie informatique? Au lieu de les réprimander, il a recours à un logique pour leur rendre la pareille. Son ex-maîtresse le harcèle télématiquement? Au lieu de chercher à la raisonner, il coupe la connexion vidéo avec elle. La ville tombe dans le chaos? Au lieu d’œuvrer à sa réorganisation, il débranche Joe et fait croire à sa destruction accidentelle. En résumé, il ne guérit plus ses relations sociales. Il prend, à chaque fois, des décisions d’ordre technologique. Les solutions informatiques deviennent des solutions sociales.
Aujourd’hui encore, ce petit récit délicieusement anticipateur peut inspirer un programme de recherche complet, permettant d’évaluer la portée historique et les changements socioculturels induits par les réseaux numériques. Des tout premiers terminaux Minitel aux services de networking actuels, les communautés d’usagers se sont pensées comme des espaces hybrides – à la fois publics et privés – où les individus peuvent mettre en scène leur présence physique d’une façon originale et entretenir un lien social basé sur leurs actions et leurs échanges informatiques. Espace, corps et lien social: c’est sur ces trois axes que l’analyse des sociabilités numériques s’articulera dans les chapitres qui suivent.

Il sera tout d’abord nécessaire d’expliquer comment la culture du numérique s’est faite porteuse d’un nouveau rapport au territoire. Ce rapport prend en compte un fait fondamental: depuis les années 1980, les ordinateurs sont installés dans les maisons des particuliers, qui en font un usage ludique ou personnel. C’est avant tout l’espace privé qui a été transformé par les technologies numériques. De là, à travers les réseaux, elles ont forgé un espace public d’expression. «Blogosphère», «cyberespace», «communautés virtuelles»: à une réalité urbaine polluée et violente,
la culture des ordinateurs oppose une zone franche d’information pure, située derrière les écrans. Ce livre s’attache par la suite à montrer comment habiter ce nouvel espace. Loin des prophéties simplettes d’«adieu au corps», dans les lieux des échanges numériques c’est l’identité somatique de l’usager qui est constamment mise en avant. Les photos dans les sites de partage, les avatars dans les jeux vidéo sont autant de traces de la présence en ligne des internautes, qui s’en servent pour entreprendre une quête de soi passant par la quête d’un corps idéal. En toile de fond, on devine les attentes et les craintes dont le corps est porteur au sein de nos sociétés. «Assurer», «être performant», mais aussi encourager la participation, entretenir le lien avec les autres. C’est donc dans la dernière partie que les problématiques concrètes de la coexistence assistée par les ordinateurs sont explorées. Les réseaux promettent de satisfaire des aspirations primordiales à l’amitié, à l’amour, à la reconnaissance. En même temps, ils s’engagent à ne pas enfermer les individus dans des relations établies. Au sein de ces petits mondes branchés les rôles semblent toujours reconfigurables d’un simple clic de souris. Les liaisons numériques sont traversées par une envie contradictoire: construire une sociabilité forte basée sur des «liens faibles». Liens, justement – ceux sur lesquels la sociabilité en ligne se fonde et ceux qui m’unissent aux personnes qui ont rendu possible cet ouvrage. Son contenu puise dans la vie des individus que j’ai côtoyés tout au long de mes enquêtes de terrain et de mes observations ces dix dernières années. Mais c’est aussi une tranche de ma propre biographie. Avant tout, le sujet de cette recherche s’est imposé comme un fait de mon vécu. Pour des raisons générationnelles, par les lieux que j’ai traversés, je me suis trouvé au coeur de la culture du numérique. Le passage de ma fascination d’adolescent pour les micro-ordinateurs et les jeux vidéo à la connaissance des milieux des révoltés du clavier, des cyberpunks européens, des hackers, de la cyberculture américaine, des réalités des pays émergents d’Asie et d’Amérique du Sud s’est fait durant les voyages qui ont jalonné mon parcours de chercheur. Avant même de le passer au prisme de l’analyse sociologique, j’ai vécu l’avènement de la société en réseau à la première personne. Les interviews que j’ai réalisées avec des blogueurs, des gamers, des membres de communautés virtuelles dans le cadre de ma thèse de doctorat ou de mes recherches successives ont également été une manière de remettre en ordre mes propres expériences. Les comptes rendus d’autres rencontres plus inhabituelles encore (avec des artistes qui se font installer des oreilles électroniques, des adeptes du sexe virtuel, des gourous de la militance en ligne) permettent de toucher du doigt certains des changements les plus drastiques de notre époque. C’est pourquoi, tout en restituant l’épaisseur historique de mes observations, la matière de ce livre reste une matière vivante. Et c’est cette vitalité que j’ai cherché à restituer dans les pages qui suivent, tant dans les passages analytiques qu’à travers l’évocation d’épisodes tirés des terrains d’enquête, de conversations avec des collègues et des camarades qui m’ont aidé dans la collecte de données. Pour relever le défi d’une analyse globale du phénomène des sociabilités numériques, il était nécessaire également de recourir aux travaux d’autres chercheurs. Ce livre est aussi une manière de relater leurs recherches. La visibilité de services de réseautage tel Facebook, des systèmes de partage des expériences et des opinions personnelles comme Twitter, des sites pour organiser des descentes éclair en masse dans des lieux publics tel Tuangou – tout cela a désormais convaincu l’opinion publique mondiale du fait que les technologies numériques ne doivent leur succès qu’à l’envie de sociabilité et de contact de leurs usagers. C’est cette envie que nous nous devons d’étudier. Et je suis heureux de voirqu’aujourd’hui un nombre toujours croissant de collègues s’attachent à ces questions, en France comme ailleurs. Je cherche à rendre hommage à leur obstination face à tous ceux qui, au cours de ces dernières années, nous ont constamment demandé: «Au fait… qu’est-ce que la sociologie a à faire avec les ordinateurs?»

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